Guy Cools en conversation avec Lisi Estaras
Lisi, tu es née en Argentine. Ces dix dernières années, tu as vécu à Bruxelles et tu as travaillé comme danseuse et chorégraphe avec les ballets C de la B. Est-ce que tu pourrais décrire la trajectoire qui t'a menée de là-bas à ici ? Et quels sont les souvenirs les plus forts qui te restent du voyage ?
Je suis née à Córdoba, au centre de l'Argentine. Mais pendant mon enfance, nous avons déménagé plusieurs fois, d'une ville à l'autre. Ma mère, engagée dans la politique, a connu des problèmes avec le régime en place. C'était sous la dictature. Nous avons essayé de quitter le pays, mais en vain.
L'un de mes souvenirs d'enfance les plus tenaces est le fait que je ne devais pas répéter dehors ce que j'avais entendu chez nous, à la maison. Et dehors, la violence était assez terrible. Il fallait rentrer avant une certaine heure. Et on entendait souvent des coups de feu dans la rue. Quand nous sommes allés vivre à Buenos Aires, en quittant la province, je m'y suis sentie une étrangère ; je parlais avec un accent prononcé. Mes premiers souvenirs agréables datent de plus tard, après 14 ans, quand j'ai commencé la danse.
À 19 ans, je suis allée rendre visite à des membres de la famille en Israël. Il n'était pas prévu que j'y reste très longtemps. J'étais inscrite à l'université de Córdoba et les sujets sociaux et politiques me passionnaient. Mais la première Guerre du Golfe a éclaté et je n'ai pas pu reprendre l'avion pour rentrer. Finalement, je suis restée 5 ans en Israël, d'abord à Jérusalem, puis à Tel Aviv, où j'ai intégré la compagnie de danse Batsheva ; c'était ma première expérience professionnelle. Les premiers temps en Israël ont été assez durs. Il y avait souvent des alertes pendant les cours de danse ; nous devions interrompre le cours et mettre nos masques à gaz. Mais en même temps, il m'en reste d'excellents souvenirs, car c'était une période d'apprentissage très intense.
En quittant Israël, je me suis rendue à Amsterdam parce que j'y avais des amis danseurs. En Israël, il n'existe pas grand-chose à côté de la compagnie Batsheva, tandis qu'à Amsterdam, le monde de la danse est bien plus vaste et diversifié. Je pensais donc qu'il serait possible d'y survivre en travaillant en free-lance. Mais là aussi, la première année a été très difficile. J'avais du mal à trouver du travail comme danseuse, je devais faire la plonge, j'avais des problèmes de papiers…
Puis j'ai vu La Tristeza Complice d'Alain Platel, une pièce dans laquelle dansait Gabriëla Carrizo, une amie de Córdoba. J'ai beaucoup aimé ce spectacle. Après, j'ai raté une audition de Koen Augustijnen parce que je m'étais réveillée trop tard, mais à l'audition suivante d'Alain, j'étais bien là. Et depuis, je fais partie des ballets et je vis à Bruxelles.
Au cours de ces dix dernières années passées avec les ballets, tu as voyagé dans le monde entier. Avec quels endroits as-tu senti la plus grande affinité ?
Danser et voyager, j'en avais toujours rêvé. Durant les années de tournées, je me suis sentie particulièrement attirée par l'Orient, les pays d'Extrême-Orient comme le Japon ou Hong-Kong, mais plutôt en touriste. Plus près d'ici, je me suis sentie proche des pays d'Europe de l'Est, dont est originaire ma famille. Mon grand-père était roumain et ma grand-mère russe.
Pendant la dernière tournée de vsprs, nous sommes passés à Moscou, et même s'il était clair que la vie y est très dure, je me sentais vraiment à l'aise avec la façon d'être des gens, avec leurs odeurs. On ressent la différence, et pourtant il y a comme une familiarité.
Partout où je suis allée, j'ai établi des contacts avec des Argentins et des Israéliens. Ce sont deux peuples qui voyagent beaucoup. Mais avec la vie que nous menons, en tant que danseurs, il est difficile de garder des amitiés en dehors de la profession. Certains de mes meilleurs amis, de l'époque de l'université, vivent toujours en Argentine. J'aime donc y retourner aussi souvent que possible, au moins une fois par an, et parfois même deux.
L'Argentine a toujours été un pays très instable, tant du point de vue social que politique. Mais ces dernières années, depuis l'accession au pouvoir du nouveau gouvernement, ça s'est sensiblement arrangé. Il y une espèce d'énergie très spéciale, les gens ont une manière particulière de faire les choses. Ils ont cette philosophie de vie consistant à faire quelque chose à partir de rien du tout. C'est terriblement touchant. J'aime cette créativité.
Pour Patchagonia, ta première pièce longue, tu as choisi comme titre le nom d'une région célèbre, presque mythique, d'Argentine. L'as-tu visitée ?
Non, et même si à présent, je suis bien décidée à y aller, je suis contente de ne pas l'avoir fait avant de créer cette pièce. J'ai beaucoup lu et j'ai entendu énormément d'histoires à propos de cette région. Mais pour moi, « Patchagonia » est avant tout un endroit imaginaire. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai délibérément adopté une orthographe différente. Elle fait également référence au mot français ou espagnol « pacha », qui évoque une espèce de lassitude, une attente flegmatique des événements à venir. L'autre moitié du mot renvoie à « agonie ». Autrement dit, ce titre n'évoque pas seulement un lieu, mais aussi des états d'esprit ou émotionnels.
Au début du processus de création, nous avons regardé des films octroyant un rôle important aux paysages désertiques, comme Un homme sans l'Occident de Raymond Depardon. Pourquoi le désert ?
Dans mon esprit, le désert est lié à cet endroit, pas à la Patagonie réelle, mais au lieu tel que je me l'imagine, au vide. Ce qui arrive aux gens vivant dans un tel environnement désertique m'inspire beaucoup : comment ils font pour subvenir à leurs besoins les plus fondamentaux, comme trouver de l'eau. Tu te réveilles le matin et voilà ton travail pour la journée : trouver à boire. Ce retour à l'essentiel offre un grand contraste avec le monde dans lequel nous vivons, où nous avons oublié nos besoins fondamentaux. Dans un film comme celui de Depardon, cette nécessité apparaît très clairement. De plus, le thème de la solitude est important dans Patchagonia.
Dans tes recherches sur les mouvements, tu t'en réfères souvent aux comportement animal, n'est-ce pas ?
J'a été très impressionnée en lisant le récit que Darwin a fait de son voyage en Patagonie, par toutes les découvertes qu'il y a faites et dont il s'est ensuite servi pour élaborer ses théories, sans que celles-ci soient nécessairement liées aux animaux qui vivent là-bas. Dans un endroit très isolé et solitaire, on retourne à ses instincts, à l'animal qui sommeille en chacun de nous. Cette gestuelle d'inspiration animale m'attire. Elle peut être comprise par ceux qui les voient, parce qu'elle est inscrite dans notre nature.
Dans ta première proposition pour cette pièce, tu évoquais souvent « la quête du bonheur ». Est-ce que cette idée est toujours présente ?
Certaines idées restent présentes, même si c'est d'une manière un peu absente. Le concept de bonheur est quelque chose que je recherche dans ma tête, mais qui est très difficile à concrétiser. En regardant la pièce, on peut l'y entrevoir d'une façon un peu bizarre ; s'en approcher est quasiment impossible, puis il change de sens. Cette quête du bonheur est aussi empreinte d'une espèce de désespoir.
Certains moments de ta vie t'influencent, tout comme, plus tard, le souvenir que tu en gardes. On n'est pas aussi libre qu'on ne le voudrait.
Ce qui m'intéressait, c'était comment on pourrait aborder ce sens du bonheur dans cet endroit terriblement isolé, sans aucune assistance venue de l'extérieur. Cette quête individuelle, le parcours personnel qu'effectue chacun des personnages, sont très présents. Ils le sont aussi dans la musique.
Comment s'est passée la collaboration avec Tcha Limberger, qui a composé la musique et l'interprète en direct sur scène ?
Tcha est un tzigane belge aux origines roumaines, comme mes ancêtres, mais il possède aussi de solides connaissances en musique latino-américaine. Les rythmes argentins sont très spécifiques, et pourtant il les maîtrise à merveille. Et c'est à travers toutes ces influences que sa musique suscite une impression de dépaysement. Comme quand on se trouve dans un endroit et qu'on s'y sent lié par un certain sens de l'identité, sans pour autant être originaire de ce lieu. C'est ce qui nous lie. Il a par exemple écrit une chacarera, une danse typiquement argentine, mais à l'indonésienne, ce qui est totalement impossible. J'aime cette fusion, cette ouverture musicale.
Pour en revenir à notre point de départ, l'Argentine. Vous venez d'élire une première femme à la tête de l'État.
Je pense sincèrement que c'est une bonne chose pour l'Argentine, où la société est très machiste. La présidente est un mélange étrange de Ségolène Royal, d'Evita Perón et de Madonna. Elle a un côté très féminin, elle est toujours maquillée et bien habillée. Mais en même temps elle est très intelligente et politiquement engagée. Je pense que c'est bien qu'elle montre qu'on peut parfaitement être tout cela à la fois. À propos, elle est originaire du Sud, de la véritable Patagonie.
Gand, novembre 2007