e n t r e t i e n a v e c A l a i n P l a t e l s u r p i t i é !
En fait, La passion selon Matthieu de Bach est une œuvre à laquelle il ne faut pas toucher. Et pourtant c'est exactement ce que nous faisons, le compositeur Fabrizio Cassol et moi. Après vsprs, notre collaboration s'est encore intensifiée. Nous parlons énormément et il n’y a pas de désaccords entre nous. Fabrizio se met au service de la pièce. Il aborde l'orchestre de la même façon que moi les danseurs. Il cherche en permanence comment obtenir le maximum à partir de cet effectif, comment établir un équilibre entre les instruments et laisser tout le monde s'exprimer.
Il a extrait l'essentiel de cette musique et l'a consolidé, soit en le simplifiant, soit en le rendant plus baroque. Ainsi Können Tränen a été épuré à l'extrême et sonne maintenant comme une plaie ouverte, un nerf à vif. Erbarme dich, en revanche, a été plongé dans un bain baroque aussi plein qu'un seau qui déborde. La fin de ce morceau est aussi très étonnante, car la mélodie reste suspendue sans accord final. Entre ces deux extrêmes se retrouvent toutes les variations possibles. Mais dans l'ensemble, je pense que l'original en sort renforcé, en fonction de l'usage que nous voulons en faire. Cela se résume en une phrase : dévoiler l'intérieur des choses. Voilà l'essentiel. L'émotion est plus importante que l'évocation de personnages. Fabrizio fait ressortir ce qui se trouve à l'intérieur, révélant les « entrailles » à travers sa musique, et non une idéalisation de la souffrance comme Bach.
Passion
Indépendamment de la question de savoir si l'histoire du Christ a eu lieu ou non, s'il faut y croire ou non, elle contient un message que l'on retrouve dans de nombreux récits : « Les gars, aimez-vous les uns les autres ». C'est tout ce qui compte. Et c'est d'une telle simplicité qu'il nous faut une vie entière pour le saisir. « Aime ton prochain comme toi-même ». C'est plutôt un message moral que religieux. Spécifiquement dans la Passion du Christ, le sujet de la Passion selon Matthieu, un autre aspect essentiel de l'existence humaine est évoqué : nous sommes sur terre pour mourir. Dans les différentes adaptations cinématographiques que nous avons vues avec les danseurs, le même dilemme apparaît : faut-il voiler ce simple fait ou le révéler dans toute sa cruauté ? Mel Gibson ou Passolini ? La version brute s'accorde mieux à ma vision de la vie comme un terrible piège. La vie est belle, passionnante, captivante grâce à la culture, à ce qu'en font les gens, mais on a tout juste le droit d'en goûter l'espace d'un instant, puis c'est terminé.
Le récit de la Passion met l'accent sur la souffrance. J'estime que c'est réaliste : l'être humain souffre plus qu'il ne prend du plaisir. Sous cet angle, les rapports avec la mère, celle qui transmet la vie, reprennent de l'importance. Même si les enfants sont conçus avec les meilleures intentions, toute naissance est une condamnation à mort. L'histoire de Jésus et de Marie en est une belle métaphore. Pour moi c'est une métaphore parce que cette mère ne se sacrifie pas pour son enfant. Elle ne porte pas sa croix ; elle se drape autour de lui comme une serpillière trempée de larmes. Une vraie mère prendrait la place de son fils.
Au niveau conceptuel, une telle affirmation doit être délicate pour Fabrizio, car il vit un rapport parent/enfant – avec un adolescent difficile en pleine crise, qui plus est. Moi, je suis dans une position confortable pour affirmer de telles choses : je n'ai pas d'enfants. Mais j'ajouterai immédiatement que, même si l'image de la mère en tant que meurtrière reflète ma plus profonde conviction, elle n'implique aucune condamnation. Je suis juste fondamentalement révolté face à ce concept de « mortalité », également quand la vie prend une mauvaise tournure à cause d'un accident ou d'une maladie.
Dans pitié ! il y a trois personnages principaux : la mère, le fils et la petite amie/petite sœur. La mère est une figure très statique, tandis que les deux autres manifestent une légère révolte. Le personnage de Jésus est très spécial. Le contre-ténor Serge Kakudji est profondément croyant. C'est étonnant que Serge croise notre route précisément maintenant, qu'il surgisse à ce moment précis de la jungle de Kinshasa. Le fait que ce garçon joue ce rôle est un merveilleux défi. Sa foi est totale, mais il n'a jamais tenté de donner un « avis » sur ce qui se passe avec et autour de lui. Il n'a aucun mal à appréhender, à interpréter tous les éléments de la pièce. Nous, nous sommes uniquement capables d'ironie ou de cynisme face à ce contenu. Ou alors nous ne le connaissons même pas, comme Quan, l'un des danseurs, originaire du Vietnam communiste et sans aucune affinité avec tout ce qui est « religieux ». Nous nous braquons souvent déjà à l'avance face à la religiosité « facile », mais Serge, lui, ne connaît pas cette attitude. Il est absolument sans défense par rapport à ce qui se passe autour de lui dans ce spectacle. Il ne va jamais discuter du style « Ah non, Jésus ne peut pas faire ça ». Pour faire le lien entre différents univers, sa présence est capitale. Il ajoute une dimension qui ferait défaut s'il n'était pas là : et si nous prenions cette histoire au sérieux ?
Miséricorde
Pourquoi est-il important de montrer la souffrance ? Pour intensifier la miséricorde, la compassion. Parfois, ces mots ont une connotation négative parce qu'on les voit comme des sentiments passifs qui ne mènent pas nécessairement au changement. Mais à mes yeux, la compassion, c'est l'amour du prochain. C'est ce qu'il y a de plus dur au monde si l'on veut s'y tenir de façon cohérente. Et c'est précisément ce sentiment-là que la démocratie chrétienne au niveau local et l'Église au niveau mondial ne prennent plus au sérieux ; ils se limitent à défendre leur propre identité étriquée. Cela me révolte. Quand on essaie de vivre et d'agir en vertu de la « compassion », le changement est possible. Quand on regarde le monde en sachant que nous avons tous un seul point commun, notre mortalité, avec tout ce que cela implique comme maladies et comme pertes, quand on comprend que personne n'est mieux loti que nous-mêmes dans ce domaine, cela peut avoir un effet sur la pensée et les actions. En ce qui me concerne, du moins, ça colore ma façon de travailler. Je suis sûr que les gens trouveront eux-mêmes des solutions. Et donc j'ai appris à attendre, ce qui donne aux autres la confiance nécessaire pour croire qu'il peuvent contribuer au processus de création. Cette autonomie et cette assurance procurent à leur tour la liberté d'action nécessaire pour se remettre en question, ou encore la possibilité d'une interaction physique marquée par une grande intimité. Tout cela semble un peu trop fumeux. Mais quand on pratique réellement la compassion, on n'est plus capable de raisonner comme un partisan de la NVA (un parti nationaliste flamand. NDLR), on ne peut plus considérer l'autre avec condescendance. Je ne me fais pas d'illusions : les changements qu'il est possible de concrétiser lors du processus de répétition ne sont pas permanents. La « rechute » guette à chaque instant. Moi aussi, je suis parfois obligé d'aller cracher ma bile ailleurs. Mais dès qu'on y a goûté, on en redemande. C'est pourquoi je pense qu'à un certain moment, un processus irréversible se déclenche.
J'espère qu'il se passe quelque chose pour le public, qu'il s'installe aussi une espèce de solidarité entre les spectateurs, fondée sur la conscience partagée que nous sommes tous égaux ; que nous allons tous mourir et que peut-être un sentiment de miséricorde en résulte. Un seul spectacle ou une seule image ne suffira pas à le déclencher, mais la façon dont chacun l'assimile personnellement pourrait y conduire. Je peux juste affirmer qu'en ce qui me concerne, mon sentiment de miséricorde envers l'humanité s'est intensifié en travaillant à des spectacles avec d'autres personnes.
For intérieur
Pour illustrer pitié ! j'ai choisi tout à fait instinctivement une photo représentant des hommes accroupis des deux côtés d'une route, en train de faire leurs besoins. C'est une photo ancienne qui m'a été envoyée de France par Isnel, ma femme. Pour quelques théâtres, publier cette photo était problématique, donc j'ai été obligé d'expliciter mes instincts. Généralement, déféquer est une action privée, accomplie dans l'intimité. Pour moi, le sentiment religieux est tout aussi intime. On appelle « communion » le partage de cette extrême intimité. Pour cette raison, cette photo d'hommes qui chient exprime aussi une espèce de communion.
J'ai toujours peur de tomber dans une sorte de sectarisme en tenant de tel propos. Et pourtant, je suis persuadé que de l'une ou l'autre façon, j'ai toujours parlé de ces choses-là dans mes spectacles. Ce n'est pas une réorientation récente de ces dernières années. Avant, je le faisais en replaçant les individus dans leur contexte sociopolitique et en créant des personnages qu'on pourrait aussi rencontrer dans la rue. À présent, je le fais en retournant les individus pour que leur for intérieur se révèle. Évoquer ces motivations existentielles est aussi politiquement chargé, à mes yeux, que de crier des slogans dans Iets op Bach. Je ne sais pas encore si la photo sera transposée dans le spectacle en conservant le même degré de nudité. Dans la pièce, ce moment coïncide avec celui de la communion dans une messe. Le Christ étreint sa croix (O süsses Kreuz) et fait don de son corps. Auparavant, il y a déjà eu beaucoup de peau et de chair dans le spectacle, mais toujours pudiquement couvertes. Mon idée a toujours été qu'en ne montrant pas la nudité, on intensifie le sentiment qu'on veut transmettre. Mais peut-être que pour ce moment-là, je ferai une exception.
La présence de la peau et de la chair exprime l'incroyable besoin de sentir « l'autre ». Cela fait partie de la dimension de la vie liée aux pulsions, à la sexualité et à la reproduction. De cette rencontre de la peau et de la chair naissent des enfants. Chair de ma chair, dit la mère à propos de son fils. Voilà de quoi il s'agit pour moi.
Virtuosité
Ces derniers temps, la virtuosité n'est plus appréciée à sa juste valeur. Pourtant, j'y perçois une évolution. À une époque, on accordait en Flandre une immense valeur au dilettantisme et à l'amateurisme en tant que nouvelle impulsion dans le monde des arts de la scène, capable d'en briser le carcan. Je l'ai fait, moi aussi. Mais il faut rappeler qu'au début, les amateurs et les non-professionnels étaient les seuls avec qui je pouvais travailler, car travailler avec moi n'intéressait pas les autres. Ces derniers temps, les choses ont changé et de plus en plus de professionnels talentueux viennent frapper à ma porte. Mais du même coup, cela suscite des commentaires comme quoi je ne travaillerais plus qu'avec des gens capables de se tortiller jusqu'à ce que leur corps fasse un double nœud. Ce que j'ai découvert, c'est que les « virtuoses » peuvent apporter davantage au niveau de l'expression que ceux qui ne le sont pas. Ils peuvent aider à inventer une espèce de langage capable de pénétrer dans les profondeurs, sous la surface des émotions. Ce n'est pas seulement utile, c'est nécessaire. J'ai été enchanté en observant les cours de ballet que les danseurs suivaient régulièrement, tous ensemble, au cours des répétitions. Il était clair que ces danseurs sont brillants et qu'ils y prennent un immense plaisir. Mais souvent, cette maîtrise est uniquement exploitée dans un contexte où n'a été conservée que la « valeur de spectacle », où elle n'est mise au service d'aucune expression. On en est arrivé à un point où je dois fortement encourager les interprètes pour qu'ils se servent de leur virtuosité en tant que danseurs. Apparemment, ils ont subi de telles rebuffades qu'ils ne font plus appel à toutes ces possibilités. Ou alors ils se censurent eux-mêmes : pas question de faire le grand écart, car je suis dans un spectacle contemporain fait de frissons et de tressaillements. Moi, j'y découvre encore de grandes potentialités que je pourrai exploiter à l'intérieur de la danse.
Le langage que peuvent créer les danseurs virtuoses est de l'ordre de la traduction et de la transposition des émotions. Pour finir, tout en revient toujours aux mêmes grands thèmes : l'amour et la mort, donner et prendre. Je ne vois pas beaucoup de nouveaux thèmes. Mais nous devons à chaque fois transposer ces mêmes thèmes dans un contexte contemporain. Un artiste du spectacle crée uniquement des pièces pour les individus vivant ici et maintenant. Où peut-on toucher les gens, et comment peut-on ressentir des sentiments semblables en compagnie d'autant d'individus que possible – voilà le grand défi des arts de la scène, à mes yeux. La musique l'accomplit plus facilement, les concerts concrétisent plus facilement cette espèce de satisfaction émotionnelle Mais quand on essaie de la transposer dans un « langage » et en images, ça se complique sérieusement. Et c'est précisément à ce niveau-là que les danseurs virtuoses peuvent intervenir, à mon avis.
Plus globalement, la danse bâtarde est aussi une source d'inspiration inépuisable : on se transmet le matériel gestuel jusqu'à ce qu'il soit déformé et modifié, jusqu'à ce qu'il n'exprime plus l'identité de l'un ou de l'autre. Ce n'est pas moi qui l'ai inventée. Je sens plutôt que je fais partie d'un courant qui ouvre de nouvelles possibilités. Les individus ne sont pas identiques, le matériel gestuel d'un individu ne peut être identique à celui d'un autre. Les mélanger à plusieurs reprises, les faire passer par le moulin d'autres corps et d'autres personnalités, c'est comme faire des bébés ; ça se ressemble, mais ce n'est jamais identique.
Art de vivre
« Killroy was here » : à une époque, on retrouvait ces mots dans les toilettes des cafés. Mais personne ne sait qui est Killroy. Ça en dit long sur le besoin d'une preuve de l'existence et de son sens, de la nécessité de laisser une trace. Ce besoin de laisser sa signature, je le reconnais. Mais entre-temps, j'ai appris à relativiser. Je ne ressens plus ce besoin forcené d'accomplir des prouesses exceptionnelles ou d'être reconnu pour ce que je fais. Même les choses les plus simples peuvent nous satisfaire, pour autant qu'on leur attribue une intensité suffisante. Avant, seul le temps consacré au travail me semblait compter. À présent, je tente d'accorder le même « poids », la même attention à ce que j'avais l'habitude de considérer comme du temps perdu, du remplissage.
J'essaie aussi de communiquer tout cela aux danseurs : ne pas oublier de vivre ; évaluer le poids de ce nous sommes en train de faire ; focaliser sur les choses, sous un angle négatif s'il le faut, pour ne pas tomber dans une existence floue. C'est sans doute ce que j'apprends en vieillissant : un certain art de vivre.
Hildegard De Vuyst
août 2008