j o u r n a l(de Alain Platel)
« La Branche d’Olivier », novembre 2007
m e r c r e d i 1 4 n o v e m b r e – j e u d i 1 5 n o v e m b r e
Cela aurait été la première fois que nous aurions passé aussi facilement les contrôles à l'aéroport de Tel Aviv, si ce n'est qu'un incident finit malgré tout par se produire. Nous arrivons à deux heures du matin, à six. Cette fois-ci, ce sont quatre danseurs de « vsprs » qui m'accompagnent (Juliana Neves, Mathieu Desseigne-Ravel, Elie Tass et Quan Bui Ngoc), ainsi que Serge Aimé Coulibaly (avec qui j'ai travaillé pour « Wolf »). Légèrement abrutis, nous répondons aux questions habituelles (nous annonçons que nous allons à Ramallah, ce qu'ils n'aiment pas entendre), nous faisons tamponner nos passeports comme d'habitude, puis nous nous dirigeons vers le carrousel à bagages pour s'y retrouver. Mais au passage, Elie est sorti du groupe et… il est soumis à un interrogatoire de trois heures. « Elie » étant un nom aux consonances libanaises, on lui demande le nom de son grand-père, qu'il ne connaît pas. Elie, un Gantois de père libanais, n'a que des contacts sporadiques avec sa famille au Liban, et il n'a dû voir son grand-père qu'une seule fois de toute sa vie… Cela leur semble suspect, donc ils gagnent du temps et s'appliquent à l'enquiquiner : insister sur les questions, puis disparaître ; trois quarts d'heure après quelqu'un d'autre arrive pour reposer les mêmes questions, puis disparaît ; de nouveau trois quarts d'heure d'attente… Il est cinq heures du matin quand ils finissent par le relâcher. Nous rejoignons l'hôtel à Tel Aviv pour essayer de dormir quelques heures.
Le matin, nous voyons que l'hôtel se trouve à deux pas de la plage. 20°, soleil radieux, premiers baigneurs…
On vient nous chercher vers midi. Un minibus israélien – conduit par un Palestinien – va nous conduire à Ramallah. Je commence à connaître le paysage par cœur. Jaunâtre, vallonné, rocheux, parsemé de quelques touches de verdure, des colonies de peuplement blanches et pimpantes au sommet des collines… jusqu'à ce que surgisse le mur. Le mur qui serpente à perte de vue entre les collines. Vision choquante à couper le souffle. Au point de contrôle de Qalandiya régnait toujours le chaos il y a quelques années – une kyrielle de taxis jaunes dont les passagers devaient descendre pour faire la queue, des blocs de béton, beaucoup de soldats, beaucoup d'armes, beaucoup de jeeps et de chars, la poussière, la saleté et le vacarme… Aujourd'hui : des routes superbement reconstruites, un rond-point planté de petites fleurs, quelques postes de garde où des soldats israéliens sont assis derrière des vitres blindées, une file de voitures qui patientent, un bref contrôle et nous voilà de l'autre côté.
Le chauffeur nous conduit jusqu'au Popular Art Center dans la rue Al-Aïn (c'est le seul nom de rue que je retienne facilement) où Noora et Khaled de la compagnie de danse El Funoun et Shadi et Jessika de la Palestinian Circus School nous attendent. Nous passons en revue le programme de la semaine : nous travaillerons pendant la journée à l'école du cirque et le soir avec les danseurs d'El Funoun. Puis on nous emmène dans les familles qui nous hébergeront. Serge Aimé et Elie logent chez Suha, Juliana, Quan et Mathieu chez Shadi et Jessika, et moi je reprends mes quartiers chez la famille Barghouti (Omar, sa femme Safa et leurs enfants Jenna et Naï). Jusqu'à l'été dernier Omar était le chorégraphe d'El Funoun, mais il a quitté la compagnie sur un sérieux désaccord avec Khaled. Plus tard dans la soirée, j'apprends de la bouche même d'Omar combien cette situation le fait souffrir. Il était véritablement l'un des piliers de la troupe ; c'est lui qui nous a invités toutes ces années à venir travailler avec les danseurs d'El Funoun. La situation est extrêmement difficile, car il a rompu tout contact avec la compagnie. Au cours des journées suivantes, je comprendrai qu'elle est caractéristique des circonstances à Ramallah. À mon grand étonnement, j'en observe le reflet dans les rues : des querelles entre frères palestiniens.
v e n d r e d i 1 6 n o v e m b r e
Je me réveille en humant une odeur que je n'avais plus sentie depuis longtemps, celle des petites pizzas chaudes que Safa prépare pour le petit déjeuner. Tous les membres de la famille s'empressent autour de moi : on m'offre les seules olives qui soient de vraies olives, les sablés de la mère de Safa, les petites tomates et les concombres et, surtout, le café arabe qui est un tel délice !
Très vite s'amorce une conversation longue et intense entre Omar, Safa et moi. J'ai un sérieux retard à rattraper. En Palestine, la situation ne s'est pas améliorée, bien au contraire. En raison de la présence du mur et de toutes sortes d'autres mesures du gouvernement israélien, les Palestiniens sont soumis à une férule de fer. La Bande de Gaza, c'est l'enfer, une prison bien réelle où personne n'entre ou dont on ne sort qu'à grand-peine. Tous les jours, des gens y meurent par manque d'absolument tout : de nourriture, de médicaments… Sur la Rive Ouest, la situation est un peu plus facile à vivre, mais malgré tout, 60% de la population y est sans travail, le dénuement est immense et généralisé, l'oppression est constante et l'apartheid palpable. Et puis, il y a le mur. Nous allons continuer à en entendre parler et à le voir, le mur, ce mur honteux, insupportable. Haut de huit mètres, encerclant entièrement la Rive Ouest, percé par endroits d'un portail métallique gigantesque qu'on peut fermer à tout moment. C'est une vision absurde… Se dire qu'une telle chose est possible !
Les profondes divergences entre le Hamas et le Fatah suscitent aussi de graves discordes entre Palestiniens. Le gouvernement israélien s'en frotte les mains : qu'ils s'entretuent donc ! La radicalisation s'exprime à tous les niveaux ; elle a peut-être aussi influencé de manière détournée l'évolution d'El Funoun. Il est possible que j'aille trop loin en pensant cela, mais pour moi, c'est une idée intéressante à garder à l'esprit et à creuser à la maison : la compagnie se présente comme une troupe de danse contemporaine palestinienne s'inspirant des danses traditionnelles palestiniennes. Isolée depuis des décennies, elle a invité des artistes européens à venir collaborer avec elle. J'ai accepté il y a six ans et depuis, moi-même, Koen Augustijnen ou Christine De Smedt, nous venons travailler chaque année avec les danseurs. Et nous ne sommes pas les seuls ; d'autres chorégraphes européens leur rendent également visite.
À mon sens, cela crée une étrange tension. Les danseurs palestiniens sont confrontés à de nouvelles idées, à des formes et méthodes de travail inexplorées, mais ils tiennent par-dessus tout à ne pas les copier sans plus. Pour eux, il est important de préserver leur identité palestinienne, ce qui est lié à leur besoin profond d'une reconnaissance (internationale) de cette identité. Le résultat est une tension difficile à gérer pour les jeunes danseurs qui, d'une part, aimeraient se lancer dans des expériences inspirées des nouvelles idées et, d'autre part, veulent rester fidèles à leurs origines et leurs traditions. Il y a quelques années, j'avais expliqué à Omar que dans le temps, nous n'étions pas du tout complexés en copiant sans vergogne la danse post-moderne américaine ou le néo-expressionnisme allemand. En effet, après un certain temps ont ainsi pu se développer les nouvelles formes de danse qui font école depuis plus de vingt ans déjà, notamment en Flandre et au départ de la Flandre. Mais c'était peut-être aussi lié au fait qu'à l'époque, nous n'avions aucun complexe à propos de notre identité nationale. Je dirais même plus : nous ne voulions pas tant être considérés comme des Flamands ou des Belges que comme des citoyens du monde. Mais depuis lors, en Belgique, les partis politiques ont réussi, après les élections nationales les plus récentes et pendant ces six derniers mois de « négociations » en vue de la formation d'un nouveau gouvernement, à nous catapulter quinze ans en arrière ! On monte de nouveau les Flamands et les francophones les uns contre les autres, comme s'il fallait se livrer une nouvelle « Guerre des Paysans ».
Shadi passe me prendre et me conduit, en compagnie des danseurs, à la salle de répétition de l'école du cirque. Cette dernière est une initiative récente (il y a un peu plus d'un an), qui doit son existence en partie à Jessika De Vliegher, l'amie de Shadi, une Flamande qui vit à Ramallah depuis trois ans. L'école est installée au dernier étage d'El Kasaba, un bâtiment abritant également une salle de cinéma et un café. La salle de répétition est un local relativement petit où toutes sortes d'équipements sont posés par terre et accrochés au plafond (trapèzes, tissus) ; quelques enfants et adultes viennent s'y entraîner tous les jours. Aujourd'hui nous sommes vendredi, jour de repos, donc les élèves sont assez nombreux. Fadi, le frère de Shadi, est l'un des membres permanents assurant l'encadrement, au même titre que quelques autres jeunes adultes. Bon nombre d'adolescents des camps de réfugiés voisins viennent traîner ici. Ils suivent un cours de temps en temps, assistent aux répétitions, s'essayent à un numéro… mais ils veulent surtout fuir la misère du camp de réfugiés. Juliana et Mathieu viennent tous deux de l'univers du cirque. Juliana a fait partie du Cirque du Soleil pendant des années, et Mathieu a été formé dans l'une des fameuses écoles du cirque françaises. Ils ne pourront pas seulement transmettre de précieuses connaissances ; au fil des journées, nous découvrons aussi leur formidable talent de professeur, tant face aux petits enfants qu'aux artistes plus confirmés.
Après une journée bien remplie à l'école du cirque, nous partons à El Funoun en début de soirée. Près de quinze jeunes danseurs nous y attendent – beaucoup de nouvelles têtes depuis ma dernière visite. Ils se présentent : la plupart d'entre eux ont autour de vingt ans et étudient « la comptabilité » (!) ou les sciences politiques à la Birzeit University de Ramallah. Après un cours d'une grande intensité, dirigé par Quan, je demande qu'on présente des passages dansés les uns aux autres. Les Palestiniens interprètent des extraits de plusieurs de leurs spectacles (uniquement des chorégraphies de groupe) tandis que les Européens et Serge Aimé (originaire du Burkina Faso) dansent des improvisations individuelles. L'une des danseuses palestiniennes me demande si nos danseurs peuvent aussi leur montrer une chorégraphie collective… et la réponse est « non ». Ce contraste entre les Palestiniens qui ne proposent que des danses de groupe et les danseurs des Ballets qui ne dansent que des passages individuels, reste gravé dans notre esprit.
s a m e d i 1 7 n o v e m b r e
On vient me chercher très tôt car aujourd'hui, Shadi doit nous emmener à Hébron. L'école du cirque y consacre une journée par semaine à un groupe de jeunes enfants du centre de la ville. Pourquoi à eux ? Nous le comprendrons au cours de la journée.
Au départ, l'ambiance est à la franche rigolade, mais petit à petit le silence s'installe à bord de la camionnette. De minute en minute, la confrontation au paysage devient plus insupportable. Regarder ce mur, c'est vraiment très, très dur. Mais on est en train d'y remédier… Des architectes paysagers ont été engagés pour camoufler le mur du côté israélien. On aménage des dunes et on plante des arbres qui devront le cacher. Là où une telle intervention n'est pas possible, le mur est « décoré » de carreaux de céramique jusqu'à ce qu'il ressemble à ces « parois antibruit » installées le long des autoroutes européennes. Quant aux points de contrôle, ils rappellent nos « péages » : la route se divise en un éventail de bandes de circulation, passant sous des auvents design à côté de kiosques design. Les rares voies menant aux villages et villes palestiniens de l'autre côté du mur ne sont même plus signalées. Donc si on ne connaît pas la route, on passe devant sans se rendre compte de leur existence.
À notre arrivée au centre culturel d'Hébron, une troupe de jeunes enfants enthousiastes nous attend. Ils sont archipressés, portent des caisses d'équipement à l'intérieur du bâtiment et nous montrent le matériel de cirque qu'ils ont bricolé chez eux au cours de la semaine précédente à partir de matériaux de récupération. Dans la salle, on sépare les filles et les garçons (le conservatisme religieux est plus prononcé au sein de la communauté locale qu'à Ramallah). Cours d'acrobatie devant le rideau, équilibre et jonglerie derrière. Tout contact physique entre les professeurs masculins et les petites filles est interdit. Pas simple quand on donne un cours d'acrobatie ! Tous les recoins du bâtiment sont occupés. Dans les couloirs, je vois des petits garçons s'entraîner sur un monocycle en s'appuyant contre un mur. Je ris en voyons une frêle jeune fille arborant un t-shirt orné du mot « ROUGH ». Je vois des gamins qui se sont entraînés au flic-flac à la maison ou qui veulent prouver qu'ils sont capables de se plier en deux… Les heures de cours passent à toute allure et les danseurs sont profondément touchés par l'enthousiasme et les marques d'affection sincères des enfants. Après le cours, les petits remontent dans leur bus, quelques voix s'élèvent pour crier « Juliana… I love you ! », puis ils sont reconduits au centre de la ville.
Shadi veut nous y emmener, nous aussi. Le centre d'Hébron, une ville assez grande, est entièrement barricadé. À l'intérieur de la clôture vivent une nombreuse communauté palestinienne et plusieurs groupes de Juifs ultraorthodoxes. S'étant approprié des logements occupés auparavant par des Palestiniens, dans certains quartiers les Juifs vivent carrément au-dessus des familles palestiniennes. C'est là qu'ont été faites ces photos bien connues de rues aux filets tendus en hauteur. En effet, les Juifs jettent leurs déchets et leurs détritus par la fenêtre sur la tête des Palestiniens. Ces derniers n'ont pas le droit de se rendre dans certains quartiers de la ville, et dans le centre même ils sont sans cesse harcelés et malmenés aux dizaines de points de contrôle (nous en avons été témoins, mais il ne fallait évidemment pas intervenir pour ne pas aggraver encore le danger pour les Palestiniens). Des groupes de Juifs extrémistes se baladant en ville peuvent à tout moment se mettre à insulter les Palestiniens, à leur cracher dessus, à les faire trébucher ou même à les agresser. Les innombrables soldats israéliens n'interviennent pas, ou si peu, et parfois ils vont même jusqu'à prendre ouvertement parti pour les Juifs. On n'en croit pas ses yeux. Mais c'est la réalité ici et ça arrive tous les jours. Voilà pourquoi l'école du cirque attache une immense importance à son initiative à Hébron qui permet d'éloigner de cet environnement, au moins une fois par semaine, les enfants qui doivent vivre ces brimades au jour le jour. Nous visitons la Mosquée d'Abraham. Au début des années 90 un extrémiste juif est entré en trombe dans la mosquée et a vidé le chargeur de son fusil automatique sur les Palestiniens en prière. Il y a eu 48 morts ce jour-là. Les impacts des balles sont toujours visibles.
Profondément impressionnés, nous quittons le centre-ville. Le silence règne dans la camionnette. Shadi nous emmène dans un restaurant arabe. Une grande salle, beaucoup de monde et un repas copieux et délicieux. Nous reprenons lentement nos esprits. Je reçois un coup de téléphone. On m'appelle de La Haye : notre documentaire Les Ballets de ci de là y a remporté le grand prix du Dance Screen Festival. On me demande si je veux bien venir l'accepter lors de la remise des prix le soir même… L'effet est surréaliste.
Le soir, chez El Funoun, Serge Aimé dirige un cours. De nouveau, l'engagement de la part de tous les danseurs est immense. Ensuite, nous passons à une session d'improvisation collective. C'est merveilleux de constater à quel point El Funoun et les Ballets s'inspirent mutuellement. Lors d'une discussion avec les danseurs après le cours, j'apprends combien ils ont soif de tels exercices, aussi simples qu'ils soient. Leurs répétitions sont le plus souvent axées sur leur répertoire et on ne prend pas souvent le temps de puiser de nouvelles idées dans l'improvisation.
Après le cours, en partant manger, nous rencontrons Simon Rowe dans la rue. J'ai travaillé avec lui pour le spectacle « Wolf », et en 2004 je lui avais demandé de m'accompagner à Ramallah. Depuis, il est revenu à plusieurs reprises et cette fois-ci, les membres de la compagnie de théâtre Ashtar l'ont invité à venir monter l'une de leurs pièces. La troupe a été invitée à présenter ce spectacle à un festival aux Pays-Bas en décembre, mais il y a un problème : à l'affiche figurent également des compagnies israéliennes. Les Palestiniens refusent de participer à une telle manifestation tant que la direction du festival et les troupes israéliennes invitées n'ont pas officiellement marqué leur opposition à l'occupation par Israël. Et il ne faut pas non plus que le festival prêche la normalisation (le concept de « normalisation » désigne les initiatives réunissant des Israéliens et des Palestiniens pour des activités diverses – discussions, ateliers, initiatives artistiques – tout en donnant l'impression que la situation s'est « normalisée » sur place, que les rapports d'oppresseur à opprimé ont soudain disparu et n'existent plus).
d i m a n c h e 1 8 n o v e m b r e
Une journée de travail entière à l'école du cirque. Juliana a apporté l'un de ses tissus, qu'elle offre à l'école. Elle pense que plusieurs élèves possèdent un réel talent, notamment une frêle jeune fille vêtue de rose. On ne le croirait pas en la voyant, mais elle grimpe aux tissus avec une belle énergie et reste motivée très longtemps, malgré les gros efforts à fournir. Il en va de même pour les autres élèves, qui travaillent sur une acrobatie avec Mathieu.
Pendant la pause, Shadi nous emmène à la Muqata, le lieu de Ramallah où Arafat a passé ses derniers jours. Lors de notre visite précédente, c'était une ruine assiégée, dévastée par les tirs. C'est d'ici qu'Arafat, très grièvement malade, a été transporté à Paris, où il est décédé. À présent s'y trouve sa tombe, un monument contemporain gardé par deux soldats. Il est entouré d'un jardin et il y a une mosquée à proximité. Du haut du minaret, un rayon laser illumine la nuit jusqu'à Jérusalem. Ici, certaines personnes continuent à honorer le souvenir d'Arafat.
Nous passons par la Place des Lions (El Manara), devenu l'endroit le plus célèbre de Ramallah grâce à la télévision. C'est de là que partent toutes les manifestations de protestation. Jusqu'il y a peu, les véhicules et les piétons s'y entremêlaient dans un indescriptible chaos. À présent des barrières Nadar bordent les trottoirs pour obliger les piétons à les emprunter ; les rues ne se traversent plus qu'à quelques endroits spécialement désignés. Depuis des semaines, des policiers postés un peu partout réprimandent les piétons qui, comme avant, marchent au beau milieu de la rue. C'est cocasse à observer ; il est peu probable que les Palestiniens abandonnent leurs vieilles habitudes pour emprunter sagement les passages pour piétons, selon l'exemple européen.
L'après-midi, nous visionnons une vidéo de l'un des premiers spectacles de l'école, Circus behind the wall. À travers leurs numéros, les acrobates commentent leurs circonstances de vie. Le message est naïf et respire l'espoir de paix et d'amélioration de leur situation. L'école a déjà été invitée à se produire en France, et en février 2008 elle passera également par quelques villes belges (plus d'infos :
palestinian.circus@gmail.com). Shadi nous demande de donner franchement notre avis. Les élèves écoutent attentivement nos remarques et en prennent note. Plus tard, pendant le dîner, nous continuons à réfléchir aux nouvelles orientations possibles pour leur spectacle.
l u n d i 1 9 n o v e m b r e
Seul dans la maison, je fais la grasse matinée. Par les Ballets, j'apprends que Lieven Thyrion et Herwig Onghena vivent une expérience aussi bouleversante que la mienne. Ils sont en prospection à Soweto pour leur projet « One Day for Another World », un événement annuel organisé en faveur d'Oxfam au cours des Fêtes gantoises. Je pars en ville à pied ; j'aime beaucoup cette promenade de 45 minutes.
À l'école du cirque, Juliana travaille sur l'échafaudage d'une pyramide humaine. C'est très impressionnant. Elle m'explique à quel point elle est persuadée que le cirque est un moyen d'expression parfait pour ce lieu. Il apporte aux enfants et aux adolescents la confiance en soi et la vigueur dont ils ont besoin. Le soir, c'est également Juliana qui dirige l'échauffement et le cours pour les danseurs d'El Funoun. Puis nous apprenons un passage d'une « dabkeh », une danse traditionnelle palestinienne extrêmement énergique. Pour finir, les danseurs des Ballets sont invités à en créer leur propre interprétation et à l'apprendre aux danseurs d'El Funoun. Le résultat est superbe, étonnant et incroyablement réjouissant à exécuter et à regarder. Comme d'habitude, nous n'avons pas le temps d'approfondir le sujet, mais cela me semble une idée très intéressante pour servir de base à un spectacle. Et quel plaisir de constater combien les danseurs des Ballets aiment danser la « dabkeh » !
m a r d i 2 0 n o v e m b r e
Omar, qui était parti à Londres pour quelques jours, est de retour. Il a notamment rencontré le directeur artistique de la compagnie de danse Rambert, qui lui a proposé de créer une chorégraphie pour la troupe. C'est un défi passionnant pour lui, une occasion de travailler avec une troupe de danseurs parfaitement entraînés. Mais en même temps, je sens son hésitation.
Journée de repos et visite de Jérusalem. Shadi est notre guide. Cet homme est d'une telle générosité, il fait tant de choses pour nous ! Pour se rendre de Ramallah à Jérusalem, on peut emprunter deux routes. Pour les Palestiniens, le choix dépend du type de passeport dont ils disposent. Certains d'entre eux ne sortent jamais (Hussein, l'un des danseurs, n'a plus mis les pieds à Jérusalem depuis vingt ans, même s'il y est né et si une partie de sa famille y vit toujours : il n'a pas la carte d'identité nécessaire). D'autres peuvent uniquement sortir en passant par le point de contrôle de Qalandiya, mais l'attente y est parfois très longue. Et puis il y a ceux qui ont la possibilité de faire un détour pour passer par un point de contrôle moins fréquenté, parce qu'ils possèdent un « Jerusalem ID ». Shadi en fait partie.
Chaque fois que nous devons faire vérifier nos passeports, je remarque l'étonnement sur le visage des soldats : tant de nationalités différentes dans un même véhicule (Brésil, Burkina Faso, Vietnam, France, Belgique…) ! L'hilarité est grande quand, lors d'un de ces contrôles, une soldate israélienne crie à Mathieu : « Beautiful you are ! ». Nous l'adoptons comme devise pour le reste du séjour !
Tout est calme et paisible à Jérusalem-Est. Les alentours de la Porte de Damas, qui donne accès à la vieille ville, sont quasiment déserts. Avant, c'était un endroit très animé, occupé par des dizaines de paysans venus de la campagne pour vendre leurs produits. Apparemment, ils n'en ont plus le droit. Mais la vieille ville reste l'un des plus beaux quartiers urbains au monde. Nous visitons les lieux typiques comme l'église abritant la tombe du Christ. L'ascension de la tour d'une autre église, non loin de là, nous offre une superbe vue sur Jérusalem. Nous voyons clairement où vivent les Palestiniens et jusqu'où s'est étendue la partie juive de la ville. Dans le lointain, le mur lézarde une fois de plus le paysage. Reprenant la visite, nous passons sous la maison de Sharon ; il s'était installé en plein cœur du quartier palestinien. En fait, personne ne sait où en est son état de santé. On dit qu'il est toujours dans le coma. Nous passons un point de contrôle et marchons jusqu'au Mur des Lamentations. De nombreux Juifs lui murmurent leurs malheurs. Je ne m'en étais jamais approché d'aussi près. C'est impressionnant et émouvant. Nous nous promenons par les petites rues du souk, nous dégustons le meilleur houmous qui soit chez Lina et prenons le café à la terrasse du Jerusalem Hotel, où j'ai passé quelques jours lors de ma première visite (2001) aux territoires occupés, après avoir dû fuir Ramallah (il y avait eu de graves attentats à Jérusalem, et le consul belge nous avait fait évacuer). Cela me fait toujours énormément de bien de revenir à Jérusalem, une ville qui est chargée d'une immense énergie. On sent qu'on est dans un haut lieu de l'histoire de l'humanité, et on a peine à croire qu'il se déroule ici un drame incommensurable, tant humain que religieux et politique, qui paralyse le monde depuis des siècles ou, si l'on veut, qui contribue à écrire son histoire.
Shadi veut quitter Jérusalem plus tôt parce qu'il aimerait aussi nous emmener à Bethléem. Après le lieu ou Jésus est mort, nous voilà sur son lieu de naissance. Je le reconnais à peine (j'y étais déjà venu il y a quelques années). Le mur a redessiné toute la région. Ici aussi, l'accès a lieu en passant par un point de contrôle militaire ; en faisant coulisser le grand portail métallique, on peut isoler la ville tout entière. La visite débute par l'église de la Nativité. Avant, c'était un endroit très fréquenté où se pressaient des hordes de touristes qu'on y amenait en car. Mais depuis 2002, lorsque le monde entier a pu voir les images horribles des insurgés palestiniens qui s'étaient retranchés dans l'église, et depuis la construction du mur, les touristes ne sont plus trop nombreux. Shadi nous conduit le long du mur, pour nous montrer qu'il passe vraiment très près des maisons. Avant la construction, les gens voyaient par la fenêtre les ondulations infinies du paysage et les oliveraies qu'ils possédaient. À présent ils voient un mur de huit mètres de haut, les oliveraies ne leur appartiennent plus ou les oliviers – dont certains étaient plusieurs fois centenaires – ont été arrachés. À un certain endroit, le mur coupe même à travers la cour de récréation d'une petite école. Les enfants habitant tout près de l'école doivent maintenant faire un détour de plusieurs kilomètres et passer par un point de contrôle pour y arriver. Shadi poursuit sa route le long du mur qui semble sans fin. Tous les passagers de la camionnette sont visiblement choqués.
Le retour à Ramallah se fait en silence. Shadi et Jessika nous ont invités chez eux pour fêter l'anniversaire de la sœur de Shadi. Nous savourons cette immense hospitalité chaleureuse.
m e r c r e d i 2 1 n o v e m b r e
Je me rends en ville à pied. En marchant, je pense à ce qui se passe en ce moment en Belgique. Depuis six mois déjà, plusieurs partis politiques négocient en vue de former un nouveau gouvernement. Il y a longtemps que le fossé entre la Flandre et la Wallonie n'a plus été aussi profond. En moins de cinq mois, les politiciens sont arrivés à transformer l'équilibre instable et l'appréciation mutuelle réservée de deux groupes de la population en méfiance, en mépris et, dans certains cas, en haine. Il y a quelques années, quand je venais ici, on me demandait souvent d'expliquer le système « à la belge ». Nombre de Palestiniens pensaient y voir un exemple d'entente malgré tout, à coups de compromis, entre deux communautés très différentes. À présent, ça fait même ricaner ici. Et vu d'ici, il ne semble même pas exclu que ces deux parties de la population qui se laissent monter l'une contre l'autre par les paroles des politiciens finissent par recourir à la violence. J'ai des haut-le-cœur en m'imaginant la tête de certains politiciens. Je me dis qu'on devrait les amener ici pendant une semaine, pour qu'ils découvrent les conséquences possibles d'une telle attitude. Une petite semaine le long du mur, aux points de contrôle, au centre d'Hébron, et une brève excursion à Gaza… Bref, une espèce de voyage scolaire.
Ces derniers jours, il s'est mis à faire très froid dans la région. En plus, il pleut souvent. Je me réfugie dans un café et j'observe l'animation dans la rue par la fenêtre. Tant de choses ont changé ici au cours de ces dernières années. Il y a énormément de policiers dans la rue, des jeunes gens venus de Gaza, me dit-on. Et pourtant, ça n'a pas calmé les esprits. De nombreuses échauffourées opposent des petits groupes rivaux (Hamas – Fatah) qui se bagarrent dans la rue. Même si on nous répète sans cesse combien la misère est grande, je vois un nombre étonnant de 4x4 dans les rues. Par moments, ça me rappelle Moscou, où nous avons présenté « vsprs » il y a quelques mois – un climat maffieux qui permet à une poignée de gens de faire fortune. J'entends aussi parler beaucoup plus d'anglais qu'auparavant. Dans cette ville, presque tout le monde se débrouille en anglais.
Parfois je me dis qu'ici, nous assistons à une évolution progressive. L'époque des grands moyens est terminée : plus de raids militaires sur la ville, plus de maisons dynamitées, plus d'arrestations ou d'exécutions soudaines – juste un mur autour de la ville et une assistance financière aux leaders modérés avec qui il est possible de « négocier ». Entre-temps, ici et là, on se lance dans des embellissements tape-à-l'œil (une route réaménagée, des panneaux publicitaires vantant les petits bonheurs quotidiens, un meilleur éclairage le soir…) et on accorde des aides financières tout juste suffisantes pour empêcher trop de grogne. Pendant ce temps-là on continue de subjuguer la population à coups de contrôles, de passeports spéciaux et de lois d'apartheid. On donne régulièrement la permission d'implanter une nouvelle colonie de peuplement à l'intérieur des territoires palestiniens, pour montrer qui est et reste le maître. Et on espère ainsi que les Palestiniens finiront par se résigner. On célébrera bientôt les soixante ans de l'État d'Israël. Soixante ans d'occupation, d'oppression et d'apartheid soutenus… on s'effondrerait à moins que ça…
C'est notre dernier jour de travail avec l'école du cirque et El Funoun. Des instants intenses et émouvants, tant pour les Palestiniens que pour nous. Tout au long de la semaine, le contact a été excellent et nous avons énormément travaillé. À l'école du cirque, Mathieu et Juliana laisseront incontestablement des traces.
Les danseurs d'El Funoun nous apprennent que l'université Birzeit est fermée depuis quelques jours. Des empoignades entre partisans du Hamas et du Fatah y ont fait de nombreux blessés. La direction a décidé de fermer l'université jusqu'à ce que les étudiants puissent garantir que les différends ne soient plus réglés sur le campus. Drôle d'histoire !
Le dernier cours est soudain interrompu par une panne de courant touchant toute une partie de la ville. Chez nous, dans pareil cas, on ajournerait sans doute le cours. Ici, quelques élèves branchent leur portable et le calent au-dessus du miroir, et c'est à leur faible lueur que le travail continue. Un peu plus tard, la lumière revient. Nous continuons l'exploration intensive du mélange captivant entre les pratiques d'El Funoun et des Ballets. Tout le monde sue à grosses gouttes, les miroirs et les vitres sont embués au point d'être devenus opaques. Les adieux à la fin du cours sont difficiles pour tout le monde. Nous promettons de revenir bientôt.
Omar et Safa ont invité les danseurs des Ballets et Jessika, Shadi et Fadi à un dîner d'adieu. L'accueil est chaleureux autour d'une table croulant sous tous nos plats préférés, l'ambiance est formidable. Pour Omar et Safa, c'est l'occasion de rencontrer les responsables de l'école du cirque, et inversement. Les enfants d'Omar et Safa nous jouent quelques morceaux au violon et à la flûte traversière. Nous avons tous une boule dans la gorge…
La conversation se prolonge très tard. Omar veut surtout savoir comment Serge Aimé ressent la situation en Palestine. Serge parle de l'extrême dénuement dans son propre pays et dit reconnaître l'engagement des artistes dans des régions difficiles… Nous sommes tous pris d'un fou rire quand Omar raconte comment il s'y prend avec les contrôleurs à l'aéroport de Tel Aviv. « With British humour », à mon avis.
j e u d i 2 2 n o v e m b r e
Je me lève très tôt pour dire adieu à Omar, qui doit partir au travail. Je me sens parfaitement à l'aise dans cette famille, avec lui, Safa et les enfants. Cette fois-ci, je ne les ai pas beaucoup vus, mais pour moi, c'est un endroit chaleureux où on prend bien soin de moi.
Derniers adieux devant le bâtiment d'El Funoun. Le minibus qui nous a conduits ici nous ramène à Tel Aviv. Le conducteur nous demande de dire au point de contrôle de l'aéroport que nous venons de Jérusalem, affirmant que cela nous fera gagner énormément de temps. Nous retenons malgré tout notre souffle en voyant l'hésitation du soldat lorsqu'il entend notre réponse. S'il nous demande d'ouvrir les valises, les carottes sont cuites, car les bagages de chacun de nous contiennent suffisamment de références directes à Ramallah…
À l'aéroport, en revanche, nous disons la vérité. Avant, les voyageurs arrivant des territoires occupés voyaient leurs bagages marqués d'un autocollant rouge fluorescent et ils étaient personnellement accompagnés jusqu'à l'avion. À présent les autocollants ont été remplacés par des étiquettes plus discrètes portant un numéro. Les bagages doivent subir une inspection supplémentaire (plus poussée chez les uns que chez les autres), mais après cela on peut se promener « librement » dans l'aéroport. Je reçois un appel d'un journaliste belge : est-ce que j'ai un commentaire à faire sur la mort de Maurice Béjart… ?
Comme les fois précédentes, ce n'est qu'au décollage que je sens une immense masse de tension me tomber des épaules. Ça a été une bonne semaine avec une excellente troupe de danseurs qui se sont merveilleusement soutenus et remis en question mutuellement.
Rentré chez moi, j'allume la télé et je tombe sur le journal télévisé. 165e journée des négociations pour la formation d'un nouveau gouvernement. Leterme a organisé la réunion dans un restaurant bruxellois, « La Branche d’Olivier » (j'en ai froid dans le dos). Bien mangé, aucun résultat.
Alain Platel
décembre 2007
Même si je sais qu'un boycott culturel d'Israël de la part des Ballets ne peut être rien de plus qu'une action symbolique, produisant peu d'effets sur le terrain (mais suscitant la colère des tenants de la « normalisation »), je continue à le défendre après ce cinquième voyage dans les territoires occupés. La situation dans la région n'inspire toujours que peu ou pas d'espoir de voir s'améliorer les circonstances de vie des Palestiniens. Le mur est un fait, on persiste à installer des colonies de peuplement illégales, l'occupation, l'oppression et la discrimination des Palestiniens sont une réalité quotidienne. Mais cela ne nous empêche pas de poursuivre ici, sur place, le dialogue et l ec des artistes juifs et israéliens (depuis plus de dix ans, c'est la réalité es collaborations av quotidienne au sein de la compagnie).